La Surface comme Paradigme de la Modernité
« Les yeux s'enfoncent comme dans les remous d'eaux profondes », écrivait Louis Gillet devant les Nymphéas. Cette plongée vertigineuse dans l'œuvre de Monet, où Georges Clemenceau voyait « une leçon de paix infinie », résonne aujourd'hui d'une façon singulière. Dans l'histoire de l'art moderne, les Nymphéas occupent une position unique, où se croisent révolution picturale et méditation sur les profondeurs. Ces œuvres monumentales, entreprises alors que l'Europe s'abîmait dans la Grande Guerre, marquent simultanément l'apothéose de l'impressionnisme et son dépassement radical.
Comme l'a montré Georges Didi-Huberman dans son analyse des « surfaces de profondeur », l'image n'est jamais pure surface mais toujours une stratification, où le visible et l'invisible s'entremêlent. En abolissant l'horizon traditionnel, Monet ne fait pas que bouleverser les codes de la représentation (1), il ouvre un espace mental où, selon les mots de Gaston Bachelard, "la rêverie des eaux nous enseigne une psychologie des profondeurs".
Mémoire et Histoire
Cette dimension psychique des Nymphéas trouve un écho troublant dans leur contexte historique. Pendant que Monet peignait ses jardins d'eau, les tranchées de la première guerre mondiale devenaient les tombeaux d'une génération (Les Nymphéas de l’Orangerie ont été offerts à la France le 12 novembre 1918, célébrant l’Armistice comme la fin d’un carnage). Cette contemporanéité tragique charge les Nymphéas d'une dimension mémorielle insoupçonnée : sous la beauté de la surface picturale dorment les morts, comme sous les reflets paisibles des étangs reposent les corps des soldats dans les terres détrempées du front.
La dissolution du motif, caractéristique formelle majeure des Nymphéas, prend ici une dimension nouvelle. Ce n'est plus seulement une innovation picturale annonçant l'abstraction, mais une méditation sur la fragilité du visible et la porosité des mondes. Les nymphéas flottants entre deux eaux deviennent les symboles d'un entre-deux mystérieux, où les formes se défont et se recomposent sans cesse.
Échos Contemporains
C'est dans cette perspective que l'exposition réunit des artistes dont le travail prolonge et réinvente cette méditation sur la surface et ses mystères. Leurs œuvres font écho à ce que Walter Benjamin nommait le « travail de la mémoire » : non pas simple remémoration mais processus actif où le présent réactive et transforme les traces du passé.
Les Mythologies Englouties
Orsten Groom, dans la lignée d'Aby Warburg et sa conception de la « survivance » (2) des images, fait remonter à la surface une mythologie personnelle où les symboles s'entrechoquent. Ses toiles, véritables palimpsestes picturaux, font des nymphéas des portails vers des mondes engloutis. À travers une peinture tellurique et convulsive, il fait surgir les fantômes de l'Histoire, créant des visions hallucinées où le motif aquatique devient le théâtre d'une résurgence des mythes et des traumatismes collectifs.
La Lumière comme Matière
Vincent Beaurin prolonge les études de Monet sur la lumière en la fragmentant en une multitude de points chromatiques. Ses œuvres, jouant sur la diffraction du regard, créent des surfaces mouvantes où la couleur se décompose comme à travers une onde liquide. Cette approche fait écho à la dissolution du motif chez Monet, tout en proposant une nouvelle matérialité où la lumière devient substance.
Microcosmes et Métamorphoses
Les peintures de Marlène Mocquet créent des « hétérotopies » (3) : des espaces autres où les règles habituelles du visible sont suspendues. Ses oeuvres, entre nature morte et écosystème vivant, capturent le moment précis où la matière se transforme, où la vie émerge de la décomposition. Des microcosmes, à la fois précieux et inquiétants, comme des échos aux bassins de Giverny.
Les Corps Flottants
Les figures « liquides » de Vincent Gicquel évoquent l’abjection, cette zone trouble où les frontières entre le soi et l'autre, le vivant et le mort se dissolvent (4). Ses personnages, oscillant entre le comique et l'inquiétant, flottent dans un espace indéfini comme des noyés joyeux, rappelant les morts engloutis des tranchées tout en les transfigurant dans une danse à la fois macabre, libératrice et grotesque.
Un cabaret enfoui
L'œuvre picturale de Ludivine Gonthier s'inscrit dans un mouvement d'émancipation féminine, mettant en scène des personnages dans une esthétique baroque et flamboyante. À travers une démarche d'autofiction, elle explore les codes du new burlesque contemporain, utilisant ses toiles comme des espaces de résistance face à la trivialité du présent. Par ce style baroque assumé, elle transforme la banalité en spectacle et réenchante le quotidien.
Les Gardiens Sylvestres
Les sculptures de Christophe Doucet et sa façon de les travailler au milieu d’une forêt incarnent ce que Michel de Certeau nommait les « arts du faire » : une pratique où le geste artisanal devient porteur de magie. Ses figures sculptées dans le bois, à la fois loufoques et enchantées, établissent un pont entre le monde des vivants et celui des fétiches et de la magie. Ces totems contemporains, sentinelles bienveillantes à la lisière des mondes, rappellent que la frontière entre visible et invisible est aussi celle qui sépare et relie le monde terrestre et le monde aquatique.
Une Modernité Alternative
L'exposition propose ainsi une relecture des Nymphéas à travers le « partage du sensible » (5) : non pas simple révolution formelle mais reconfiguration profonde de notre rapport au visible. Cette constellation d'œuvres dessine une « image dialectique »(6) : un moment où le passé et le présent entrent en constellation pour produire de possibles sens nouveaux.
Comme l'écrivait Maurice Blanchot, « l'image est ce qui se retire du visible pour en préserver le secret », les Nymphéas et leurs échos contemporains nous rappellent que toute surface est aussi une profondeur, que tout présent est hanté par ses disparus, et que l'art le plus vivant est celui qui sait conjuguer beauté du visible et mystères qui la fondent. Dans un monde contemporain obsédé par l'immédiateté, ils nous rappellent la nécessité de cette plongée dans les profondeurs, où une beauté dialogue avec la mémoire, et où le présent s'enrichit des échos du passé.
(1) Ce que Clement Greenberg théorisera plus tard comme l'avènement de la « planéité moderniste », initiant toute une littérature autour des peintres abstraits américains, de Pollock à Rothko.
(2) Le passage de l’état de crise à l’état d’« au-delà de la crise » implique une certaine capacité à ignorer la crise, à la vivre pleinement et finalement à en revenir en renaissant. Aby Warburg, historien d’art allemand, consacrera l’année 1918 à compiler documents et témoignages pour tenter de comprendre l’atrocité de la guerre et le début de sa propre folie.
(3) L'hétérotopie est un concept forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée Des espaces autres. Il y définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, comme une cabane d'enfant ou un théâtre.
(4) « Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable »
Julia Kristeva, extrait de Pouvoirs de l’horreur, Editions du Seuil, 1980
(5) Georges Didi-Huberman, L’image ouverte, Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Gallimard, 2007
(6) Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Esthétique et politique, La Fabrique éditions, 2000