Qu’est-ce qu’elle regarde cette belle jeune femme, qui, comme dans la tapisserie de la Dame à la licorne, semble à la fois se détacher et se fondre de cet arrière-plan constituée d’une flore foisonnante, comme un rideau ou un dais végétal. Est-ce un animal extraordinaire qui approche, un être vivant, un revenant ? Ce n’est pas sa bouche close qui nous répondra, mais peut-être sa peau, couverte de tatouages ou plutôt de peintures tout aussi vertes que la jungle environnante, comme un genre de camouflage. Cette femme, à la fois majestueuse et évanescente, belle et mystérieuse, est typique de celles que peint Kelly Sinnapah Mary (née en 1981) dans son atelier de la Guadeloupe, où elle vit et crée, s’inspirant des traditions et des poètes de l’île. Intitulée « Bye bye Blackbird », un standard de jazz des années 1920 repris par Joséphine Baker, cette composition lui rend un singulier et puissant hommage. Sur la peau de cette jeune femme sont représentés les différents avatars de Joséphine : sur son front, tout en plumes, voici la reine des music-halls, puis, sur sa poitrine, voilà la danseuse qui prend à bras le corps la représentation des Noirs et de l’Afrique dans tout ce qu’elle a de plus caricaturalement coloniale. Sur l’épaule gauche, sanglée dans son trench, c’est l’espionne et résistante, sur l’épaule droite, la mère, fondatrice de la tribu arc en ciel, et au milieu, c’est Chiquita, son guépard, à qui le collier de perles va très bien… « La peau comme un espace de résistance » dit l’artiste, qui livre avec cette œuvre troublante le portrait plein de grâce et d’étrangeté une femme habitée par l’histoire d’une autre, qui la rend peut-être encore plus belle et plus forte.