UN DOUTE RADICAL
« Le grand principe expérimental est donc le doute,
le doute philosophique qui laisse à l’esprit sa liberté
et son initiative. »
Claude Bernard,
Père de la « méthode expérimentale »
Pour le jeune homme que j’étais, les termes Nouvelle figuration ou Figuration narrative étaient totalement inconnus. Après la fréquentation de l’art des musées, j’avais découvert, au gré de mes intérêts pour l’art, certaines œuvres qui avaient été désignées par ces termes. Il ne s’agissait plus d’aller contempler des chefs-d’œuvre dans des lieux de culture mais de découvrir dans des galeries, chez des amis, les œuvres de ces peintres que j’allais rencontrer dans leurs ateliers, avec qui je discutais à la faveur de manifestations à Paris ou en banlieue, dans des lieux modestes ou célèbres. Avec eux, je découvrais leur pensée, leurs ambitions, la complexité de leur réflexion, leur vie, leurs émotions et leurs choix esthétiques. Je rencontrais, plus âgés que moi, les écrivains ou les critiques qui les défendaient. Principalement, l’étonnant conservateur Pierre Gaudibert, le poète Alain Jouffroy que je lisais déjà, les critiques Gérald Gassiot-Talabot, Anne Tronche, Michel Troche, Jean-Luc Chalumeau… Ils avaient, chacun à leur manière, nommé des groupes, qualifié des mouvements qui existaient, plus ou moins, grâce à leurs propositions. Il n’est plus temps de faire revivre l’existence de ces créateurs, à partir de ces vues d’ensemble, déjà largement documentées et analysées, notamment, dans les travaux de Jean Clair, Anne Tronche, Catherine Millet, Jean-Louis Pradel, François Pluchart… pour ne citer que quelques noms. Quand la galerie Strouk et Marie Laborde me proposèrent d’écrire sur un choix d’artistes ayant été des personnages essentiels au sein de ces tendances artistiques, ainsi que quelques autres créateurs alentour, il s’agissait pour moi de peintres dont je connaissais l’œuvre mais, avant tout, malgré la disparition de quelques-uns, d’artistes vivants, riches de souvenirs, de discussions, d’échanges intellectuels et, pour certains, de projets communs. Ils existaient, avant tout, non comme membres d’un groupe mais comme des personnalités singulières, loin de considérations générales et de catégories critiques. Dans les années 1970, avec quelques amis écrivains, graphistes, photographes, nous avions créé une revue de littérature et d’art, EXIT, qui consacra des entretiens ou des écrits poétiques à beaucoup d’entre eux : Valerio Adami, Peter Klasen, Gérard Schlosser, Jacques Monory, Ivan Messac, Bernard Rancillac, Peter Stämpfli, Hervé Télémaque… Avec d’autres, j’ai travaillé, par la suite, à des expositions personnelles, collectives ou à des projets de commande publique : Eduardo Arroyo, Gérard Fromanger, Alain Jacquet… Je me rappelle avoir partagé de beaux moments d’échanges ou de discussion avec Antonio Seguí ou Erró. Sans l’avoir jamais rencontré, je me souviens des conversations avec Hervé Télémaque et Anne Tronche à propos de Michel Tyszblat, dont ils aimaient le travail et qu’ils commentaient avec attention. Pour beaucoup ces artistes se connaissaient, se visitaient et suivaient le développement de leurs œuvres. Chemins faisant, ils ont tous échappé aux catégories critiques qui les avaient rassemblés pour, à partir de leur univers propre, construire, comme on peut le constater, des œuvres très diverses. Une chose est sûre, ce ne sont pas des réalistes. Ils ne cherchent pas à peindre ce qu’ils ont devant les yeux mais ce qu’il y a à l’intérieur d’eux-mêmes en incluant, ce qui est leur singularité, les systèmes, les structures, ou les processus qui les produisent comme individus et produisent leur regard. La richesse de leurs sources, de leurs références, de leurs dispositifs et montages est étonnante. Ce ne sont pas des images qu’ils peignent mais, exerçant sur elles leur doute radical, les résultats de croisements mixant la linguistique, l’imagerie populaire, les légendes, l’actualité, l’écriture très présente dans leurs tableaux, l’inconscient, l’éros et… j’ai envie de dire comme Jacques Prévert, pour ne pas conclure, un « raton laveur », car l’humour, le goût prononcé de la fête et des expériences de toute sorte leur étaient familiers. Ils sont aussi, comme l’avait bien vu la critique de l’époque, les enfants de Roland Barthes et de son Mythologies, à quoi ils ajoutent, comme pour mieux se situer dans la société, partager une proximité et une altérité avec tout un chacun : l’adjectif quotidien soit Mythologies quotidiennes. La surprise est, me semble-t-il, de constater qu’en 2023, ces mythologies ont la vie longue et se passent désormais des mesures du calendrier, pour un temps indéfini.
À observer la jeune peinture d’aujourd’hui, ces peintres ne sont pas sans postérité.
Olivier Kaeppelin