Le voyage d'un peintre
Marco Livingstone
Lors de son émergence en tant que mouvement international au début des années 1960, le Pop Art, sous ses différentes formes, présentait deux caractéristiques communes : il était totalement immergé dans son époque et avait l’assurance d’un adolescent fougueux. Les acteurs originaux encore vivants, dont l'artiste anglais Antony Donaldson fait partie, sont tous au moins octogénaires et sont conscients de leur mortalité. Dans les œuvres les plus récentes de l’exposition, qui retrace plus de soixante ans de production, Donaldson renoue non seulement avec les thèmes et l'iconographie de ses débuts, et y insuffle en plus la nostalgie de ses propres passions de jeunesse : le sexe et la sensualité, l'attrait des voyages à l'étranger, l'excitation des courses automobiles et des courses aériennes dont il a été le témoin direct à Reno, Nevada. Ces réflexions, loin d’être mélancoliques, sont, au contraire, empreintes de l'énergie et du plaisir des souvenirs revécus dans le présent, dont la fiction est tout autant vibrante que vivante. On y voit des couples bouger de façon délirante, tourbillonner ensemble sur la piste de danse en retrouvant le jitterbug et le lindy hop de leur adolescence. Le fameux pilote de voiture de course Jim Clark, célébré dans les peintures de Donaldson il y a six décennies, est toujours casqué dans le cockpit de son véhicule aérodynamique, avec la même allure qu'à l'époque de sa splendeur, en héros incontestable.
L'interaction entre passé et présent, entre réalité et pure fantaisie, atteint son apogée avec la série de quatorze peintures réalisées en 2023, toutes de format carré, qui rappellent une demi-douzaine de voyages effectués par l'artiste et sa femme au Japon entre 1992 et 2005. Leur apparence soigneusement tracée et leurs couleurs fortes et homogènes - conçues en partie comme un hommage à Kuniyoshi et aux autres grands artistes japonais de la gravure sur bois du XIXe siècle - guident le spectateur dans un voyage onirique qui reprend les moments clés de l'histoire de l'art et des jalons architecturaux : la spirale du Musée Guggenheim de Frank Lloyd Wright (achevé en 1959), la Maison Schröder de Rietveld datée de 1924, l'Opéra de Sydney (achevé en 1973), le paquebot Queen Mary sur lequel l'artiste et son épouse ont traversé l'Atlantique avant qu'il ne soit mis hors service en 1967, les taxis jaunes autrefois omniprésents qui traversaient Manhattan, et le Shinkansen japonais à grande vitesse (communément appelé « Bullet Train »), introduit pour la première fois en 1964.
Toutes ces peintures font référence à des évènements marquants de la vie de l’artiste. Plus que toute autre réalisée auparavant, celles-ci constituent une forme d’autobiographie visuelle célébrant les moments forts de son histoire à la fois artistique et personnelle. Comme dans les rêves, le temps et l’espace sont devenus malléables et frénétiquement confus. Le taxi new-yorkais s’est égaré dans un paysage japonais enneigé - rappelant volontairement la célèbre série de gravures sur bois d’Hokusai, Trente-six vues du mont Fuji, datant du tout début des années 1830 -, tout comme le titre du tableau Baby it’s Cold Outside, ouvertement tiré de la chanson de Frank Loesser de 1944, le ramènent à ses origines new-yorkaises et aux souvenirs heureux passés là-bas. Un autre titre familier de la musique populaire, Mustang Sally, fait référence à un grand succès de Wilson Pickett en 1966, dans laquelle la séduisante voiture de sport Ford Mustang symbolise l’infidélité de la petite amie du narrateur. Mais le Mustang auquel Donaldson fait allusion est l’avion de chasse de la Seconde Guerre mondiale portant le même nom, peint en rouge vif et considérablement modifié pour servir d’avion de course, comme celui qui enthousiasmait l’artiste dans sa jeunesse.
Le retour de Donaldson à la peinture en 2005, après un quart de siècle pendant lequel il s’est employé presque exclusivement à la sculpture, s’accompagne invariablement de l’exaltation de la redécouverte, d’une histoire d’amour renouvelée et durable avec le médium qui l’a désigné à l’origine comme artiste. Si le spectre de la mortalité plane sur les peintures réalisées ces dernières années, elles n’ont pour autant rien de triste, pas même un sentiment de résignation face à l’inévitable finalité. Au contraire, ces représentations débordent d’optimisme et d’une joie non dissimulée, même en ces temps obscurs. En particulier, les rencontres hybrides entre le Japon et l’Occident suggèrent des terres éternellement ensoleillées, ponctuées de symboles du XXème siècle, paisiblement intemporelles. Elles sont représentées comme des havres de paix, des paysages de rêve apaisants dans lesquels l’artiste revisite ses lieux de prédilection, conduit des Cadillac modèle « Coupe de Ville », summum du luxe lorsqu’il visita les États-Unis pour la première fois dans les années 1960, et contemple sans culpabilité les formes voluptueuses des nus de « l’éternel féminin » qui ne perdront jamais leur attrait girly. Sur des arrière-plans évoquant les gravures sur bois des XVIIIe et XIXe siècles de Hiroshige, Kuniyoshi et d’autres maîtres japonais, la vie s’écoule dans un présent inaltérable et serein. On en conclut que ce n'est pas seulement la mortalité qui nous fait signe, mais l’immortalité que l’art lui-même peut conférer : en faisant appel à notre compréhension inconsciente de ce processus, l’artiste nous invite à partager son point de vue optimiste.
Il y a une planéité résolue et un attrait décoratif dans l’imbrication de formes très colorées des nouvelles peintures de Donaldson, certaines d’entre elles étant réalisées à l’aide de la technique du « puzzle », qui consiste à emboîter des motifs découpés au laser sur panneau de bois, et qui reste l’une de ses méthodes de prédilection. Il y a soixante ans, il a introduit pour la première fois ce procédé dans son travail, et y est revenu en 2005-2007, dans ses « French paintings » en forme de tondo qui reprenaient les toiles du Bain Turc d’Ingres d’une manière délicatement stylisée. Réalisées avec des peintures acryliques denses et saturées de couleurs, elles évoquent la présence des modernistes français du début du XXe siècle, Matisse en tête, dont les œuvres novatrices l’ont marqué au cours des décennies pendant lesquelles le sud de la France était sa seconde patrie. Il y a un sentiment de connexion enjoué et effronté avec ces illustres prédécesseurs auxquels il fait référence, devenus tellement familiers qu’il se sent à l’aise pour les invoquer de manière affable. Par exemple, le nu masculin du Penseur de Rodin, la sculpture la plus connue à travers le monde et qui existe dans de nombreuses versions, est réinterprétée en 2023 sous la forme d’une femme nue élancée, prenant la pose de manière nonchalante sur un grand socle bleu, vêtue seulement de ses talons hauts ; les traits de son visage et ses longues boucles rappellent Blondie, le personnage de dessin animé créé par Chic Young, tellement adulée que sa première apparition en 1930 a été suivie de plusieurs décennies de diffusion dans les journaux américains. Un autre tableau de 2023, Mickey, représente l’invention la plus célèbre de Walt Disney, Mickey Mouse, les bras excessivement déployés, dansant sur la toile en triple exemplaire, figurant une sorte de troupe nécessitant une rigueur dans la synchronisation des mouvements, comme s’il s’agissait d’un lever de rideau. Le fait que Donaldson se tourne vers des divertissements de masse découverts pour la première fois dans les années 1940 lorsqu’il était enfant, ajoute à l’atmosphère douce-amère dans laquelle un retour tendre aux divertissements de l’enfance se teinte d’un aveu, celui de l’entrée de l’artiste dans sa dernière phase. Mais si ces Mickeys représentent l’artiste en train de faire ses adieux, ils partent résolument sur une note positive, toujours aussi légers sur leurs pieds.